Faire disparaître les femmes puissantes

Les femmes de plus de cinquante ans sont priées de disparaître. Elles font tâche dans le paysage, il vaut mieux les cacher. À quoi le remarque-t-on ? Après cinquante ans, les actrices disparaissent des cinémas, des théâtres, de la télé. Ça pourrait passer pour une déveine qui leur est propre. On aurait envie de dire, « c’est pas de chance, mais qu’y pouvons-nous ? En plus, j’y connais rien, moi, à ce milieu ». Sauf que c’est un symptôme. Cinquante ans, c’est souvent l’âge nécessaire pour acquérir un puissant bagage, pour devenir une éminence, voire une « éminence grise », comme on dit. En tout cas, chez les hommes. Parce que chez les femmes, manifestement, ça n’est pas tolérable.

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La fort badass Brienne de Torth

Cette société aime passionnément les jeunes femmes. Les jeunes femmes sont fragiles. Ou en tout cas, elles ont intérêt à l’être, car la fragilité est notre idéal de beauté. Une femme mince qui claudique sur talons hauts, c’est sexy. Une femme qui porte une jupe pour restreindre ses foulées, c’est sexy. Une femme pas sûre d’elle, une femme qui rougit, une femme qui bafouille, c’est sexy. Au contraire, une femme grande et forte – potentiellement menaçante – remportera peu de suffrages : Brienne de Torth a pu le constater (et rien que cette dernière semaine, Catherine Jacob qui n’avait rien demandé s’est fait traiter de « pot-à-tabac »). Pour être sexy, nous devons nous plier à de nombreuses injonctions. La plus lourde d’entre toutes est la jeunesse.

En mûrissant, les femmes changent. Elles deviennent fortes, elles deviennent puissantes, elles deviennent embarrassantes. Elles n’ont plus tellement envie de s’encombrer d’une quelconque fragilité et sont les premières surprises de constater, qu’alors qu’elles sont au sommet de leur forme, la société leur enjoint de disparaître. C’est dommage, c’est le moment où elles auraient le plus à apporter. En tout cas, les hommes quinquagénaires qui dominent notre société considèrent, eux, que leur expérience vaut le détour et ne se privent pas de le faire savoir.

La conquête des esprits passe toujours par la culture. Quand les civilisations s’effondrent, leur culture reste, comme un fantôme qui refuserait de mourir. C’est dire sa toute-puissance. C’est dire ce qu’on peut obtenir d’elle quand on la manipule… Ainsi, il est très révélateur que la fiction actuelle ait fait disparaître les femmes de cinquante ans et plus.

Richard Gere, au top de sa sexytude. Plein de rides et des cheveux blancs.

Des hommes du même âge, on en trouve à la pelle dans les livres et dans les films. C’est beau la maturité chez un homme : cette chevelure argentée, ces rides aux coins des yeux qui attestent de sa malice, cette expérience qui transparait dans son regard… Cinquante ans, c’est le bon âge pour être PDG, commissaire de police, scientifique renommé, grand écrivain, député ou carrément président de la République. Mais quid des femmes matures ?

Dans notre société actuelle, une femme majeure sur deux a plus de cinquante ans. Pourtant, à l’écran, les actrices disparaissent massivement après quarante. C’en est au point que l’AAFA (Actrices, acteurs de France Associés) tire la sonnette d’alarme et crée la Commission Tunnel de la Comédienne de 50 ans, sous l’impulsion de Marina Tomé. Évidemment, on ne parle pas des exceptions, de la poignée d’actrices dont la notoriété aplanit les normes sociales et des quelques rôles forts qu’on leur écrit. C’est un cache-misère qui a bon dos…

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Clooney. J’aurais bien aimé trouver l’équivalent féminin en terme de regard buriné par l’expérience et chevelure poivre et sel, supposés susciter le fantasme. Malheureusement, les équivalents féminin ne sont pas censées être glamours.

Au contraire des hommes, les femmes après cinquante ans sont malvenues. Quel meilleur moyen de transmettre cette injonction que d’enrôler au théâtre, au cinéma, à la télé, uniquement des actrices incarnant la jeunesse ? Pour faire disparaître les femmes puissantes, il faut effacer leurs visages. Par rebond, une fois les modèles disparus, la relève se gardera d’apparaître. Quand les actrices de cinquante ans et plus disparaissent, c’est le syndrome d’un mal plus vaste qui doit nous alerter.

Faire disparaître les femmes de plus de cinquante ans à l’échelle d’une société, c’est se priver de personnes de valeur, des talents les plus affinés et des intellectuelles les plus aguerries. C’est tout un pan de culture qui n’apparaitra pas, qui aurait pourtant rendu notre société plus riche, plus flamboyante, plus puissante.

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Avez-vous déjà entendu parler de Judith Gautier, célèbre écrivaine, plus grande orientaliste de son temps et première femme ayant siégé à l’Académie Goncourt ?

Faire disparaître les femmes de la culture et donc des mentalités, c’est un combat qui a plusieurs siècles.  S’il a été mené avec rage par le clergé entre le XIVe et le XVIIe siècle sous le nom de « Querelle des femmes », voilà belle lurette que les femmes l’ont perdu, et elles n’ont toujours pas fini de payer leur tribut aux vainqueurs de l’Histoire. L’Académie Française a largement apporté sa pierre à l’édifice quand elle a supprimé de son dictionnaire, sur lequel elle travaillait pourtant mollement, les mots autrice, écrivaine, poétesse, philosophesse, peintresse… Diderot et Bescherelle ont aussi contribué à cette oppression avec énergie, en effaçant autant qu’ils l’ont pu ces femmes célèbres des encyclopédies et dictionnaires. Ainsi, les femmes ont-elles vu leurs modèles rayés de l’Histoire. Pour l’identification, ça compliquait les choses. Aujourd’hui, elles ont ont reconquis du terrain, mais il reste des obstacles.

Qui est coupable aujourd’hui de faire disparaître les femmes de plus de 50 ans ? En vérité, vous, moi, mes collègues scénaristes et écrivains, tout le monde. C’est le principe même d’une oppression systémique : nous l’avons si bien intégrée que nous la reproduisons sans y prendre garde.

En ce qui me concerne, je suis à présent alertée sur une question qui ne m’avait pas vraiment travaillée jusqu’ici. En tant qu’autrice, je m’engage dorénavant dans mes romans, mes albums, mes scénarios à venir, à rendre aux femmes de plus de cinquante ans la place qui leur est due. Je m’engage à leur rendre leur voix. Je m’engage aussi à sensibiliser mes collègues sur cette problématique.

En attendant, je souhaite à ces actrices de garder courage. Elles sont nos visages. Elles sont nos modèles. Elles sont des femmes puissantes.